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La critique d'Eric Naulleau : Jacques de Bascher, chronique d'une "défête"

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Le personnage subjugue par son insolence, par ses mots d’un esprit très français, par la lucidité sur son propre cas, par la distance amusée qu’il parvient à garder envers toutes les péripéties d’un quotidien agité. DR

Suprême dandy pour les uns, simple gigolo pour les autres, Jacques de Bascher, astre noir trop souvent résumé à ses deux plus célèbres amants, Karl Lagerfeld et Yves Saint-Laurent, revient grâce au seul-en-scène de Gabriel Marc.


Pour savoir à quoi ressemblait l’univers voilà quelque treize milliards d’années, on peut admirer les images fournies par le télescope James Webb. Pour savoir à quoi ressemblait Paris dans les années 1970 et 1980, du moins un certain Paris, celui des nuits sans fin de la jet-set, il suffit de se rendre au théâtre de la Contrescarpe pour voir la pièce Jacques de Bascher. Où une bonne heure durant, seul en scène, Gabriel Marc braque moins un télescope qu’un microscope sur l’astre noir de cette galaxie disparue, un homme trop souvent résumé à ses deux plus célèbres amants – Karl Lagerfeld et Yves Saint-Laurent.


Suprême dandy pour les uns, passer la journée à choisir ce qu’il porterait le soir lui paraissait une activité aussi valable qu’une autre. Simple gigolo pour les autres, il consacra l’essentiel de sa brève existence à chercher comment employer son intelligence et sa sensibilité artistique. En vain pour l’essentiel, la postérité ne retenant guère de son passage sur terre que l’organisation de la « Moratoire noire », soirée géante et décadente (deux invités s’y adonnèrent notamment au fist-fucking sur scène) donnée le 24 octobre 1977 à La Main bleue en l’honneur de Karl Lagerfeld.


Et pourtant, de la même manière que le baron Charlus dans A la recherche du temps perdu, le personnage subjugue par son insolence, par ses mots d’un esprit très français, par la lucidité sur son propre cas, par la distance amusée qu’il parvient à garder envers toutes les péripéties d’un quotidien agité – comme lorsque telle conquête de passage l’attache à son lit et, soudain devenu indifférent aux plaisirs anticipés, dérobe tous les objets de valeur avant de disparaître. D’un fait divers dans le même registre, Édouard Louis tirera quarante plus tard dans Histoire de la violenceun récit douteux et lourdingue. L’anecdote crapuleuse, c’était mieux avant.



FASCINATION BIEN EMPLOYÉE

Plutôt que de se lancer dans une biographie exhaustive (ce dont s’était fort bien acquittée Marie Ottavi dans Jacques de Bascher paru en 2017 aux éditions Séguier), le spectacle saisit une vie sur laquelle l’ombre ne cesse déjà de s’étendre. Dans son appartement d’un goût exquis, forcément exquis, l’ancien enfant terrible écoute les cassettes qu’il a enregistrées au fil du temps à la manière d’un journal intime. Si le dispositif rappelle La dernière bande de Beckett, c’est la dernière débandade qu’il faudrait évoquer. La défaite ou peut-être la défête en référence à son passé noceur.


En termes des plus brutaux, Pierre Bergé a sifflé la fin de la récréation au sujet d’Yves Saint-Laurent. Le quatuor amoureux a vécu. Pendu à son téléphone, Jacques de Bascher laisse des messages en forme de SOS à Karl Lagerfeld et Diane de Beauvau-Craon, autre personnalité extravagante, qu’il a autrefois manqué d’épouser – comme auprès de tant d’autres en cette décennie 1980, le sida vient de se faire annoncer. Qu’il s’agisse de jouer sa vie rapide ou sa mort lente, Gabriel Marc incarne Jacques de Bascher avec autant de talent que de conviction, celle que donne, du moins peut-on le supposer, une fascination bien employée envers son modèle.


« Jacques de Bascher », de et avec Gabriel Marc, mise en scène de Guila Braoudé, Théâtre de la Contrescarpe (75005 Paris)

Eric Naulleau, Marianne, 12 août 2022

La Compagnie du Canal